Alors qu’une nouvelle rentrée scolaire est à nos portes, je tenais à partager un certain nombre de réflexions sur la jeunesse et sur notre système d’éducation. Je trouve le moment opportun, car cela fait exactement un an que j’ai quitté le monde corporatif afin de m’investir à temps plein dans une cause qui me tient à cœur: outiller les jeunes pour qu’ils soient mieux préparés à affronter un marché du travail en pleine transformation et une planète en mutation.
Durant cette dernière année, le premier élément qui a attiré mon attention est le nombre d’enseignants, de conseillers pédagogiques et de directions d’écoles qui osent et réussissent, avec souvent peu de moyens, à faire une différence dans la vie de nos jeunes. Les médias sont assez volubiles sur la vétusté de nos infrastructures, mais ils passent sous silence les actions de nos héroïnes et héros sur le terrain.
Je profite de l’occasion pour saluer le travail acharné de ces femmes et de ces hommes extraordinaires. J’ai appris à mieux comprendre la réalité des écoles et à respecter davantage la profession d’enseignant.
Voici donc, bien humblement, quelques pistes de réflexion portant sur notre système d’éducation.
Plus que des gardiens du savoir
À l’époque actuelle, dans un monde où l’on alterne entre transitions brusques et une profonde angoisse d’un avenir incertain, j’encouragerais les enseignants à aller au-delà de l’archétype du professeur (celui =qui professe), à sortir de leur zone de confort pour apprendre avec leurs étudiants.
En effet, une étude démontre que les étudiants sont davantage inspirés par des professeurs qui aiment apprendre. Et quelle meilleure façon d’apprendre que de se lancer des défis en début d’année et de les relever au fur et à mesure que l’année progresse! Qu’il s’agisse de compléter un premier 10 km ou de débuter en programmation, le but est de montrer aux élèves que nous pouvons être des apprenants à vie. En d’autres mots, ne pas rester uniquement des gardiens du savoir.
Imaginez maintenant un projet collectif entre professeurs de la même école (ou encore mieux, inter-école), chaque enseignant apportant son savoir-faire et acquérant de nouvelles connaissances. Et si les étudiants pouvaient non seulement contribuer, mais aussi apprendre avec les professeurs, évaluer les travaux, voire donner des prix?
Je rêverais d’entendre un prof dire à mon gars en 5e secondaire « Je ne sais pas comment je vais le faire, mais je vais le découvrir cette année! », car cet état d’esprit traduit parfaitement la posture de l’innovateur. Lors de ces quêtes, le chemin est parfois inconnu, la destination finale souvent obscure, mais peu importe, car le travail d’équipe et le goût pour l’aventure intellectuelle sont les ingrédients nécessaires à la réussite.
J’encourage donc les écoles à essayer cette dualité enseignant-apprenant, ou comme on dit en anglais « teacher as a learner ». Je suis convaincu que ce sera aussi gratifiant pour le personnel qu’inspirant pour les étudiants.
Avoir le goût de donner le goût
« Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas les hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer », écrivait Antoine de Saint-Exupéry.
Cette citation fait profondément écho en moi. Elle résume prodigieusement le grand problème de nos cultures organisationnelles: nous avons développé une obsession malsaine de la performance. Ces fameux « achievers » ont créé des cultures contaminées par des revues de la performance, des incitatifs de performance, des bonus de performance, etc. Et nous avons ainsi confondu performance organisationnelle avec bonheur organisationnel. Ce piètre pari, non seulement réduit systématiquement les initiatives d’innovation en efforts stériles, mais il amplifie l’absence de sens dans ce que l’on fait. Il faut s’extraire de ce paradigme et faire naître dans le cœur de nos collègues le désir d’une mission collective qui nous incite à nous surpasser. Cette dernière sera alors propulsée par de la passion, du sens, du plaisir et, conséquemment, par des employés performants.
La culture du bas de page s’amorce dès l’école avec des notes chiffrées nous comparant aux autres. Ce modèle nous poursuit jusqu’à la vie d’adulte où nous devons naviguer les méandres de la culture de la performance. Cet héritage est à la fois une précarisation de l’esprit et une entorse à la raison.
Le rôle de tout leader, en commençant par celles et ceux qui enseignent, est de transmettre le goût de devenir une meilleure version de soi, d’alimenter continuellement la curiosité et de préserver la créativité avec laquelle nous sommes nés. Mais pour cela, la prémisse est d’avoir le goût de le faire.
Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre record, de conditions de travail difficiles, de manque de valorisation de la profession, d’un ministère qui manque de proactivité, de directions qui ne créent pas les conditions nécessaires, comment garder cette flamme allumée? Comment préserver cette noble vocation d’amener un élève à développer son plein potentiel?
Je crois qu’il est temps que l’on reconnaisse que nos enseignants ne sont pas que des exécutants qui versent du savoir dans des vases vides. Ils sont des êtres émotionnels, intuitifs, avec des idées, des rêves, des peurs et des aspirations. Eux aussi, ils ont besoin qu’on leur donne le goût de donner le goût.
Enseigner à écouter
À l’école, nous passons à peu près trois ans à apprendre à lire. Onze ans à apprendre à écrire. Peut-être quelques semaines à apprendre à faire un oral. Mais pratiquement aucun temps n’est accordé à apprendre à écouter.
Attention de ne pas confondre « ne pas parler » avec « savoir écouter ». Cette compétence demande bien plus que de détendre nos cordes vocales. Elle sous-entend de se concentrer sur le discours, de faire preuve d’empathie et de discernement, de respect, de curiosité, du recul, de mettre ses biais de côté, et tant d’autres compétences.
Bien que cette habileté soit si essentielle en affaires, dans nos organisations et dans le relationnel en général, je n’ai jamais rencontré « un prof d’écoute ». Et en particulier aujourd’hui, avec la surinformation et la désinformation que nos jeunes voient et entendent dans les réseaux sociaux, avec des politiciens qui, à la place de donner l’exemple, aboient, avec une IA qui émule notre voix et génère des « deep fakes », la nouvelle génération doit apprendre à écouter davantage et à faire preuve d’esprit critique.
Savoir écouter est littéralement un art, et les artistes sont exemplaires dans la matière. Remarquez comment ils sont à l’écoute de leur œuvre. Ils sont absorbés par la quête de transpercer le mystère de ce qui se trouve devant eux, que ce soit un canevas, une pierre, un instrument ou une expression humaine. Jusqu’au jour où ils finissent par connecter avec l’intangible et exprimer ce mystère comme seuls eux savent le faire.
Allez, à quand les cours d’écoute?
Le courage des petits gestes
Nous sommes en 1990. Cela fait 13 ans que le duo de sondes spatiales Voyager I et II ont quitté la terre. La première sonde se retrouve désormais au-delà de Pluton (encore classée comme une planète à l’époque). La mission est partiellement achevée. Du moins, les observations scientifiques des planètes, incluant les prises de photos, le sont. Voyager I va bientôt rétracter ses caméras pour s’élancer dans un long périple dans la grande nuit interstellaire.
C’est à ce moment précis que Carl Sagan, l’un des plus grands vulgarisateurs sur l’Espace, a un coup de génie: « et si avant de rétracter les caméras, on les tournait vers la Terre? » Ce geste, qui a priori pourrait paraître anodin, est alors viscéralement rejeté par les autorités de la NASA. Ce serait un gâchis des ressources, un risque imminent d’endommager le matériel, des coûts supplémentaires non prévus, etc. Bref, la peur de l’inconnu.
Mais Carl Sagan a persisté et signé. Non seulement était-il l’un des pontes de la cosmologie, mais il était également un « story teller » aguerri. Il romança l’histoire et parla alors d’un legs pour l’humanité.
C’est le jour de la Saint-Valentin de 1990 que les caméras de Voyager I se sont finalement tournées vers la Terre. Ce petit geste a donné une perspective complètement nouvelle sur notre place dans l’Univers. Nous sommes ainsi devenus un « point bleu pâle »:
Voici ce que Carl Sagan écrivit pour l’occasion:
Regardez ce point. C’est ici. C’est notre foyer. C’est nous. Dessus se trouvent tous ceux que vous aimez, tous ceux que vous connaissez, tous ceux dont vous avez entendu parler, tous les êtres humains qui n’aient jamais vécu. La somme de nos joies et de nos souffrances. Des milliers de religions, d’idéologies et de doctrines économiques remplies de certitudes. Tous les chasseurs et cueilleurs, tous les héros et tous les lâches, tous les créateurs et destructeurs de civilisations. Tous les rois et paysans, tous les jeunes couples d’amoureux, tous les pères, mères, enfants remplis d’espoir, inventeurs et explorateurs. Tous les moralisateurs, tous les politiciens corrompus, toutes les « superstars”, tous les “guides suprêmes”, tous les saints et pécheurs de l’histoire de notre espèce ont vécu ici… Sur ce grain de poussière suspendu dans un rayon de soleil.
Texte intégral raconté par Carl Sagan ici
Pourquoi citer cet exemple? Parce que ce qui pouvait paraître comme un petit geste a marqué des générations. En fait, il n’y a pas de petits gestes. Les symboles sont d’une importance capitale, notamment pour des êtres qui forgent leur identité. Ils nous forcent à prendre une perspective nouvelle. Parfois même, ils nous rappellent à l’ordre. Mais surtout, ils demandent du courage, particulièrement pour les pionniers à les poser en premier.
Je souhaite donc au personnel enseignant de profiter de cette rentrée pour célébrer la culture du symbole dans les classes. Et si chaque fois qu’un élève commettait (soi-disant) une erreur, on avait un geste collectif pour lui dire que ce n’était pas grave, que nous sommes derrière elle/lui? Et si l’on offrait des médailles de bienveillance? Des licences de courage? Ou encore, comme le fait si bien l’enseignant d’anglais Frédéric Jean, des contrats de compassion?
Ces rituels dédramatisent l’échec, incitent à poser de bons actes et inculquent la confiance nécessaire pour devenir des citoyens bienveillants. Sans mentionner qu’ils sont extrêmement contagieux!
Nos serments d’enfants
Dans un futur rapproché, notre génération sera jugée sur la manière dont nous traitons les plus vulnérables de notre société. Les marginalisés, les gens dans la misère, les malades, mais aussi les plus jeunes. S’ils ont la tête ailleurs, c’est qu’ils ont peut-être besoin de s’évader d’une réalité peu inspirante. S’ils sont habités par des angoisses, c’est peut-être dû aux excès que notre planète subit et aux systèmes polarisants que nous leur léguons. Si on écoutait vraiment, la jeunesse murmure en filigrane qu’elle a terriblement besoin de préserver l’espoir que demain sera meilleur. C’est notre responsabilité collective, enseignants, parents, élus, citoyens, de les soutenir.
La grande écrivaine américaine Ursula K. Le Guin écrivit: « un adulte créatif est un enfant qui a survécu ». Et si finalement le rôle de l’école était de permettre de rester fidèle à nos serments d’enfants? Y a-t-il quelque chose de plus regrettable qu’un rêve enfantin réduit à l’oubli? Y a-t-il quelque chose de plus noble que de préserver les rêves d’autrui?
Durant la prochaine année, donnons-nous un grand devoir d’équipe : celui de faire naître dans le cœur de nos jeunes l’espoir et le désir d’apprendre.
Bonne rentrée 2023-2024!
Federico Puebla
PDG Créativité Québec