C’est maintenant une tradition. À chaque rentrée scolaire, j’écris un billet de blogue portant sur des réflexions et des souhaits pour l’année qui cogne à nos portes. À l’occasion de la rentrée 2023, mon billet s’intitulait « Faire naître dans le cœur le désir d’apprendre » et il portait sur l’« approche Saint-Exupéry » qui vise à donner le goût de l’apprentissage aux jeunes et au personnel en éducation. Cette année, avec l’avènement de l’I.A., je porte ma réflexion sur un sujet qui me semble central pour l’avenir de la jeunesse: les traits humains qui ne seront pas émulés par des I.A. à court terme, ceux qui nous rendent (encore) humains. En reste-t-il? Explorons.
Les tambours modernes
Une professeure de Cégep me confiait récemment que ses étudiants ne connaissaient plus les noms de leurs camarades de classe. Elle me racontait que lors des pauses, une bonne partie des étudiants restaient assis sur leur chaise, absorbés par une surconsommation de vidéos, Airpods aux oreilles, isolés du reste de la classe. Les mots qu’elle a employés ne sont pas banals: « on dirait qu’ils sont dans un coma émotionnel, car ils ne socialisent plus, ne bougent plus ».
En cette période d’exaltation collective autour de l’Intelligence Artificielle, en cette époque de Métavers et de réseaux infonuagiques, où la promesse technologique était que nous serions parmi les générations les mieux connectées, une triste réalité nous frappe de plein fouet : le taux de solitude atteint des sommets chez nos jeunes. En effet, selon une étude de Statistique Canada, 23% des jeunes âgés de 15 à 24 ans disent se sentir toujours ou souvent seuls.
Bien entendu, ces tambours modernes, ces nouvelles technologies, ne sont pas que néfastes. Depuis la maîtrise du feu par nos ancêtres, la technologie fait partie intégrante de nos vies, et tant mieux! D’ailleurs, les spécialistes s’entendent pour dire qu’à terme, l’intelligence artificielle générative va fort probablement régler beaucoup de problèmes de la société : éradication de maladies graves, réduction du taux de pauvreté, et bien d’autres retombées sociétales que nous ignorons à ce stade verront le jour. En revanche, l’I.A. engendrera aussi d’énormes défis : les cyberattaques seront de plus en plus sophistiquées, des armes autonomes propulsées par l’I.A. seront sans doute entre les mains de dictateurs, et nous sommes actuellement témoins de la complexité que signifie une gouvernance mondiale de ces nouvelles technologies.
Pour la première fois de notre histoire, ces technologies sont en train de percer notre système opératif cognitif et spirituel. Elles ont créé une connexion si intime avec nous, qu’elles peuvent facilement introduire des biais, des dépendances, voire du chaos dans nos institutions. Elles en savent plus sur nous que nous-mêmes, pouvant ainsi anticiper et influencer nos choix. Pire encore, ces tambours modernes sont à l’heure actuelle contrôlés par des organisations privées qui sont évaluées essentiellement par le profit généré. Plus nous utilisons ces systèmes, plus ils s’alimentent en données, plus ils nous contrôlent, plus ils font du profit. Ce type d’équation corrosive est une entorse à la morale. Or, nous continuons à alimenter en données Big Brother, ensorcelés par les miettes divertissantes qu’il nous tend.
En fait, qu’est-ce qu’être humain?
Cette question est fascinante et si complexe à répondre à la fois. Par exemple, nous avons appris que certains animaux possèdent plusieurs caractéristiques que l’on croyait propres à notre espèce. En effet, certaines espèces animales sont capables de transmettre la connaissance et d’apprendre, de créer des outils et même de faire preuve de moralité et de compassion.
À l’ère où l’I.A. semble reproduire autant de compétences humaines, qu’est-ce qui nous différencie au juste? Réduire notre humanité à un ensemble fini de caractéristiques pourrait sembler un exercice ambitieux et vaniteux. Mais mon intention ici est de faire ressortir des exemples de petites et grandes particularités qui, à mon humble avis, font partie inhérente de nous et pas (encore) de la machine.
Exprimer l’indicible. Et s’en émouvoir.
Depuis l’aube des temps, nous nous sommes servis de l’art pour exprimer ce qui dépasse notre esprit. Les artistes ont su communiquer les choses qui sont sans langage, celles que les gens trop raisonnables sont souvent incapables de voir et d’entendre. Et l’art est ce vecteur qui nous permet d’expérimenter cette incroyable capacité humaine : pouvoir s’émerveiller. Atrophiée chez certains adultes, si vivante chez les enfants, cette disposition de l’esprit nous ramène à l’essentiel : accepter de se faire habiter par quelque chose qui nous dépasse.
Force est de se demander : une I.A. sera-t-elle capable un jour de pleurer en écoutant un morceau de musique? Ou bien, en se promenant dans la nature, pourra-t-elle prendre une profonde inspiration et absorber la beauté qui se dessine devant ses yeux? Se laissera-t-elle émouvoir par le regard innocent d’un enfant? Sera-t-elle bouleversée devant le passage d’un livre? Se laissera-t-elle porter par les souvenirs de son enfance en entendant le son d’une balançoire?
Pensez-y. Parmi les dix millions d’espèces vivantes sur Terre, nous sommes la seule espèce capable d’exprimer ces émotions, de connecter de manière intime avec la beauté, et de nous en émerveiller.
La croyance
Voilà un terme qui fait réagir par nos temps modernes. Dès qu’il est prononcé, l’adéquation avec la religion se fait sentir. Or, la croyance comporte un référentiel bien plus large. Croire, dans son sens le plus philosophique, c’est se laisser habiter par le mystère, que ce mystère soit l’origine de l’Univers, un Dieu quelconque ou bien notre équipe sportive. Ce qui compte est l’acte de choisir de s’y abandonner, de comprendre et d’accepter que tout ne peut être le fruit d’une compréhension, d’une rationalité. Qui sait, peut-être sommes-nous condamnés à ne pas tout savoir? Peut-être resterons-nous des frères en ignorance?
Je crois que cette intériorité, cette étonnante capacité à adhérer à un mystère, devrait être cultivée tout au long de notre parcours d’apprenant. Il faudrait développer des moyens afin de mieux conjuguer le monde externe à l’univers interne. Nous devrions apprendre à tracer des passerelles symbiotiques car, après tout, nous sommes des êtres tangibles abritant l’invisible.
La bienveillance
Au mois de juillet dernier, j’ai eu le privilège d’assister à l’épreuve de rugby à 7 lors des Jeux olympiques de Paris. À la fin de l’un des matchs, les joueurs des Fidji ont formé un cercle où ils ont procédé à une prière avec l’équipe adverse. Alors que notre culture occidentale nous pousse à devoir choisir un camp et à croire à tort que nous devrions démoniser l’autre, ces équipes ont choisi de célébrer le camp adverse sous le signe de la fraternité.
La bienveillance prend bien de formes. Pensez à Rosa Parks, figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis, quand elle refusa de céder sa place à un passager blanc dans l’autobus. Elle n’a certainement pas fait cela pour elle. Elle était consciente qu’un tel acte conduirait à son arrestation. Elle a posé ce geste défiant et audacieux pour les millions de personnes de race noire qui souffraient de traitement ségrégationniste.
Pensez aussi à Nelson Mandela qui, incarcéré injustement pendant presque trente ans, savait que dans les premiers moments après sa sortie de prison, la colère envers ses tortionnaires prédominerait en lui. Son raisonnement interne fut alors le suivant : « Nelson, pendant que tu étais en prison, tu étais libre ; maintenant que tu es libre, ne deviens pas leur prisonnier ». Contre toute attente, il pardonna alors ses ennemis. Bien entendu, c’était une démarche libératrice pour lui, mais par ce geste, il offrit un exemple à la planète entière que le pardon est une arme puissante. Il avait bien saisi que l’autre c’est nous, et que nous sommes l’autre.
Je crois sincèrement que cette candeur de l’esprit, ce réflexe de veiller sur l’autre, sommeille en nous tous. Ces mêmes réflexes nous ont permis de survivre en tant qu’espèce pendant des millénaires dans nos tribus et nos communautés. Et cette même lumière peut illuminer notre chemin si on choisit de la suivre.
Cultiver le rêve
Les plus beaux chapitres de l’histoire humaine n’ont pas été écrits avec des machines, mais plutôt avec des rêves, avec des sacrifices, avec des larmes et avec l’ambition de laisser à tout prix un monde meilleur. Derrière ces chapitres, il n’y avait pas une I.A., ni un métavers, ni un réseau social. Martin Luther King n’a pas dit « J’ai créé un évènement Facebook, inscrivez-vous! », mais plutôt « J’ai un rêve, ceux qui le partagent, suivez-moi ». Ces personnes ayant changé le cours de l’histoire, ont eu le courage de rêver grand et d’oser, malgré la peur, malgré les conséquences.
Je souhaite ainsi, en ce début d’année scolaire, que nos écoles encouragent davantage nos jeunes à cultiver le rêve, socle de toute transformation.
À titre personnel, je rêve d’écoles qui donnent le désir et l’élan de bâtir des ponts. À l’heure actuelle, trop de murs obscurcissent et limitent le champ du possible des jeunes.
Je rêve aussi d’une génération qui concevra des systèmes centrés sur l’humain. Pensez au système de santé qui a été conçu avec les maladies et les processus au centre (à la place des patients et de leurs familles), ou bien pensez à notre système d’éducation qui, dans son cas, a été conçu avec des évaluations et la diplomation au centre (à la place des étudiants et du personnel).
Je rêve d’une génération qui saura capitaliser sur l’ensemble d’intelligences humaines : émotionnelle, musicale, spatiale, collective, kinesthésique, etc. Possédant un bagage avec une telle pluralité de richesses biologiques, pourquoi mettre autant d’emphase sur une intelligence artificielle?
Être humain, c’est tellement de choses… C’est avoir de l’intuition, de l’instinct, de l’impulsion, du discernement. C’est chercher et donner un sens au monde. C’est aller à la rencontre de la beauté. C’est aspirer à viser plus haut et plus loin. C’est écouter sa petite voix intérieure et s’abandonner au mystère. C’est se laisser émerveiller par les petites choses. C’est accepter notre petitesse devant la voûte céleste. C’est choisir la découverte. C’est connecter à l’essentiel. C’est tomber dix fois et s’en relever onze. C’est voir l’autre en nous. C’est naviguer les méandres de notre existence avec humilité. C’est choisir de voir de la lumière dans la noirceur. C’est se laisser transpercer par la profondeur d’un regard. C’est tomber en amour. Douter. Souffrir. Pardonner. Et recommencer. C’est tout ceci et tellement plus à la fois.
Notre condition humaine est fragile. Le monde vire à l’extrémisme. Nos jeunes sont à la recherche de sens. L’appel des tambours est retentissant. Mais à l’heure où les défis sont énormes, l’histoire nous a toujours montré que nous sommes capables de nous relever pour défendre ce qui est inscrit au plus profond de notre ADN : notre humanité, le nectar de notre existence.
Bonne rentrée 2024-2025!
Federico Puebla
PDG Créativité Québec