Notre histoire est imprégnée de cette constante évolution qui tend à rendre le modèle précédent obsolète. À ce chapitre, les exemples affluent. Il y a quelques siècles à peine, nous croyions encore que la Terre était le centre de l’Univers. Les aléas de la météo n’étaient pour nous que le reflet d’une humeur divine. Il y a quelques décennies seulement, nos médecins nous recevaient à la clinique la clope à la main, et les femmes n’avaient pas le droit de vote.
Bien qu’aujourd’hui ces croyances et pratiques puissent nous paraître aberrantes , il y a fort à parier que plusieurs de nos modèles contemporains paraîtront tout aussi absurdes aux générations futures. Parmi ces derniers, je crois que celui du (manque de) bonheur au travail sera le sujet d’une profonde incompréhension.
J’entends déjà leurs questionnements : « Tous les dimanches soirs, l’angoisse collective était palpable. Les ambiances toxiques étaient très répandues; les luttes de pouvoir banalisées. Ils travaillaient avec ce malaise constant, comptant les jours avant d’arriver au vendredi. Mais comment faisaient-ils au juste ? ». La question se pose : pourquoi en sommes-nous arrivés là ?
L’héritage des normes masculines
À chaque fin de session, la professeure Tina Seeling, de l’Université de Stanford, demande à ses étudiants de s’autoévaluer le plus objectivement possible. Invariablement, la note moyenne chez les garçons est « A » alors que chez des filles on frôle à peine un « B- ». Elle conclut qu’il y a un phénomène bipartite. D’un côté, il y a la surconfiance des garçons. De l’autre, plus désolant encore, il existe un fort manque de confiance chez les filles, malgré leurs excellents résultats académiques.
Malheureusement, ce manque de confiance en soi va les accompagner, notamment en début de carrière, les rendant inconfortables à demander la place qui leur revient, alors que les garçons ne vont pas se gêner de réclameer cette augmentation ou cette promotion, allant parfois jusqu’à se battre comme sur un aréna de gladiateurs.
Malgré l’émancipation de la femme lors des dernières années, nos cultures d’entreprises restent encore fortement teintées par des normes masculines, souvent aux conséquences néfastes et contre-productives. Je parle ici des normes telles que se sentir continuellement en compétition, ou ne pas afficher ses faiblesses, mais plutôt montrer de la force de caractère en arborant une carapace anti-émotions et une énergie sans bornes. À travers les années, les cultures d’entreprises ont appris à récompenser ces super-héros du boulot en accordant les meilleures promotions.
Or, ces pratiques empoisonnent nos organisations et des modèles de compétition malsains contaminent nos relations comme des épidémies se propageant dans une ville. Malheureusement, tant et aussi longtemps que nos systèmes continueront à récompenser ce type de leadership archaïque et déshumanisant, peu de changements véritables verront le jour.
Être témoin d’un leader qui verse parfois des larmes, le voir reconnaître qu’il ne dispose pas de la réponse à l’instant même, ou le voir trébucher pour mieux se relever, voilà des gestes porteurs d’une remarquable puissance. Non seulement nos leaders gagneront en respect, mais, par l’acte même, ils dédramatisent ce qui nous est commun et fondamental à la fois : notre fragilité humaine.
Ces petits gestes réussissent à percer les fissures du château fort des anciennes normes. Chaque fissure permettant à un peu plus de lumière de traverser, à un peu plus de bonheur de s’établir.
Éloge de l’incertitude
Il n’y a pas une semaine où je ne reçois pas l’une des questions suivantes : quel est le bon processus d’innovation que mon organisation devrait adopter ? Comment je fais pour gérer l’innovation de manière optimale ? Et ma réponse est toujours la même : commencez par poser les bonnes questions. On ne gère pas tout, ni dans la vie ni au boulot. Il y a des volets à gérer, d’autres volets sont à encadrer, d’autres à simplement baliser, tandis que certains doivent être laissés au hasard, voire au chaos.
Souvent, lorsque je prononce ces derniers mots, je dénote une certaine anxiété qui traverse les pupilles de mes interlocuteurs. « Hasard ? Chaos !? Mais j’ai étudié le sujet à fond pour éliminer la moindre trace d’incertitude ! ».
Et je les comprends. Dans un monde où l’on nous fait croire en la fiction de tout contrôler, tout anticiper et tout mesurer, la dernière chose que nos organisations souhaitent c’est vivre dans l’incertitude. D’ailleurs, tous les complices de cette dernière, tels l’imagination, la créativité, le doute ou l’ambiguïté, seront aussi stigmatisés comme des persona non grata dans nos environnements de travail.
Mais tous ceux qui ont vécu des démarches créatives savent qu’il n’en va pas ainsi. L’incertitude et l’imagination ne sont pas seulement un passage obligé de la démarche créative, mais elles sont fortement associées au bien-être des individus. Aristote l’expliquait avec une remarquable touche poétique : « L’imagination fait le lien entre le corps et l’âme. Elle réconcilie sens et intellect. Elle accueille, restaure et ouvre le temps ».
Peut-être qu’à la place de glorifier les réponses purement factuelles, nous devrions aussi célébrer la qualité de nos questions et les tensions créatives qu’elles peuvent engendrer. À la place de nous renfermer dans des décisions strictement cartésiennes, nous devrions cultiver notre intuition. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’incertitude, le doute et l’imagination, bien canalisés, irriguent le terreau fertile de notre bien-être, ouvrant ainsi les frontières du possible.
La Pachamama comme source d’inspiration
William McDonough, l’un des plus grands architectes de notre époque, provoque souvent ses audiences en lançant le défi suivant : « créez quelque chose qui produit de l’oxygène, emprisonne le carbone, régule l’azote, distille l’eau, accumule l’énergie solaire comme carburant, fabrique des sucres et des aliments complexes, crée des microclimats, change de couleur avec les saisons et qui s’autoduplique … ». Vous l’aurez deviné, il fait référence aux arbres, ces êtres magnifiques que nous avons tendance à abattre pour écrire dessus.
La Pachamama (terre-mère), mot tiré de l’ancienne culture Inca, était cette déesse patronne de tout ce qui existe sur et sous la Terre. Par extension, elle représente tout ce que la terre (la nature) nous offre. Forte de milliards d’années d’essais-erreurs, telle une capsule de temps, la nature est parsemée de messages de sagesse pour ceux qui prennent le temps de la lire.
La première leçon que la Pachamama nous apprend est que, malgré le caractère austère et parfois sans pitié de la vie, elle a privilégié des modèles coopératifs et symbiotiques pour assurer son évolution. À ce chapitre, les arbres sont d’excellents exemples.
Derrière le monde visible des arbres, d’énormes réseaux de coopération sous-terrains s’organisent. Les arbres communiquent entre eux grâce à des champignons qui agissent comme partenaires intermédiaires. Plus fascinant encore, ils évitent toute consommation excessive en partageant le carbone supplémentaire avec leur réseau. Et lorsqu’un arbre de la forêt tombe malade, les arbres à proximité se sacrifient afin de soutenir ce dernier.
La Pachamama est sensible, créative et sauvage à la fois. Sa sagesse est codifiée partout l’où on regarde, telles des constellations sur la voûte céleste. Mais notre regard citadin est trop souvent porté vers le bas, préoccupé par la prochaine réunion ou le prochain trimestre, alors qu’une symphonie de bonheur se déroule devant nos yeux.
Pour un printemps fleuri
Quoi que l’on fasse, nos choix de société seront ultimement jugés par les générations futures pour la manière dont nous traitons nos plus vulnérables, ceux qui dépendent de nous, soient nos plus jeunes, notre planète et son vivant, nos aînés et aussi nos équipes de travail. Juger, humilier, récompenser les gladiateurs corporatifs, ce sont des choix.
Mais le leader peut aussi choisir de s’inspirer de la nature et faire preuve d’empathie et de coopération afin de créer des environnements riches en plaisir, sens et bienveillance. Ces leaders savent que de l’autre côté de la montagne, un printemps de bonheur nous attend, avec des systèmes symbiotiques qui valorisent davantage l’être que nous sommes et moins ce que l’on apporte à la machine, un printemps moins déterministe où tout n’est pas tracé, un printemps avec de belles fleurs, de la poésie et un peu de magie. Un printemps où l’on honore la sagesse milliardaire de la Terre-mère car il n’y a pas de nature et humains, nous faisons partie de la nature. Peut-être qu’à ce moment-là, la norme deviendra d’adorer son travail.