Quand le progrès technologique devient toxique

Quand le progrès technologique devient toxique

ⓘ Billet originellement paru au journal Les Affaires.

J’étais un junkie, je l’avoue. Pas celui qui s’injecte des substances illicites, mais plutôt celui qui glorifie la tech et le progrès économique. Celui qui consulte avant tout la capitalisation boursière d’une organisation pour évaluer sa pertinence. J’étais celui qui croyait que la tech pouvait, seule, sauver la planète. Et non sans honte, celui qui, lorsqu’Elon Musk proférait de manière irrévérencieuse « F*** Earth », ressentait secrètement une admiration pour son culot et sa vision.

Aujourd’hui, mon sentiment est contrasté. Pas d’épiphanie dans mon cas, mais plutôt un lent cheminement, durant lequel j’ai livré bataille à mon confort et à mes propres croyances.

Les pièges du progrès

Ronald Wright, archéologue, historien et auteur canadien, a popularisé le terme « pièges du progrès » (progress traps) pour définir des comportements qui, a priori, paraissent bons, mais deviennent néfastes à plus longue échéance.

Pour illustrer ce concept, ramenons-nous à l’âge de pierre, quand nos ancêtres chassaient des mammouths. Alors que nous commencions à développer des outils plus sophistiqués nous permettant de tuer deux ou trois mastodontes à la fois, certaines personnes ont eu la bonne idée d’attirer des troupeaux entiers de mammouths jusqu’aux bords des falaises, pour en tuer deux à trois cents à la fois. Une pratique qui mit l’espèce en péril. Ce banquet festif à court terme s’est transformé en scénario perdant-perdant à long terme.

Prenons un exemple d’actualité, comme la fameuse 5G, le réseau de communication mobile de 5e génération. Sur le principe, qui ne voudrait pas plus de vitesse? Mais si on y pense, nous sommes déjà rendus à diffuser (streamer) à partir de l’autre bout du monde, et nos amis peuvent nous suivre en direct, en haute définition, depuis leurs téléphones, alors qu’ils sont dans un wagon de métro, quinze mètres sous la ville. Avons-nous vraiment besoin de bâtir de nouvelles antennes et de remplacer des millions de téléphones pour recevoir un signal cent fois plus rapide en plein milieu du Sahara ?

Selon une étude de CompareCamp, 48% des 18-29 ans à l’échelle planétaire souffrent de cyberdépendance. La cybercriminalité est en croissance exponentielle et nous savons que certains matériaux essentiels à la construction de nos appareils sont extraits de mines non sécuritaires, nuisibles à la santé, qui font travailler des enfants. Or, nous continuons de consommer incessamment, plus, plus vite, partout. Quel type de culture abuserait de ses plus jeunes pour vendre des produits, à des marges absurdes, en polluant par la même occasion la seule planète disponible pour vivre ?

En dépit de son coût astronomique et malgré l’absence de débats de société, la 5G est hélas lancée. Il est vrai que certains secteurs bien spécifiques bénéficieront de latences réduites et de bandes passantes plus larges, mais la grande majorité des milliards engendrés en profits viendront des consommateurs, souvent même des ceux à faibles revenus, et ceci semble largement suffire à satisfaire l’appétit de l’homo economicus. Par un automatisme dépassant l’entendement, si technologiquement « c’est possible de le faire », il fonce, sans trop se poser des questions sur les conséquences auprès des siens.

Ces pièges du progrès représentent, je crois, un risque latent et sournois. Bien que nos papilles soient exaltées au premier contact, nous risquons de développer un cancer sociétal à moyen terme. C’est seulement avec du discernement, de l’empathie et de l’engagement collectif que nous pourrons détecter et éliminer ces risques, idéalement plus tôt que trop tard.

Culture de l’idéologie


En France, dans un sondage datant d’avril, à la question « D’après vous, le protocole à base de chloroquine est-il un traitement efficace contre le coronavirus ? », 59 % des gens ont répondu Oui, 20 % Non et seulement 21 % « Ne sais pas ». Alors que les scientifiques l’ignorent encore, qu’obtenir des résultats concluants en laboratoire prenne plusieurs mois, voire des années, seulement 2 personnes sur 10 avouaient ne pas connaître la réponse.

Cet exemple illustre la culture que nous sommes en train de développer : celle où l’on s’informe juste assez pour nous prononcer sur tout, mais pas assez pour comprendre que l’on a tort.

D’ailleurs, si vous en débattez avec des amis ou des collègues, vous remarquerez qu’il faut non seulement connaître la réponse, mais souvent, démontrer que l’autre a tort, la pire chose pouvant se produire étant d’avouer son ignorance, encore plus si on se trouve en position de leadership.

Si nos connaissances et notre savoir ont exponentiellement grimpé ces derniers siècles, notre cerveau a peu évolué. À peine 0,2 % du point de vue biologique, en le comparant à celui de nos ancêtres. Notre disque dur demeure donc assez primitif. Pourtant, nous lui balançons un flot d’informations, et ce, à un débit trop volumineux. Imaginez un ancien Pentium avec un modem 56k, tentant de télécharger les 55 millions d’articles de Wikipédia, tout en essayant de compléter des tâches en parallèle. Au lieu d’entendre le ventilateur de l’ordinateur travailler, de manière acharnée, c’est notre capacité cognitive qui « rame » ! Sans surprise, il devient difficile, dans tout ce bruit, de s’entendre réfléchir, et donc, de forger nos propres idées.

Pour embrouiller le tout, avec les médias sociaux, nous nous transformons en studio d’information ambulant. Parfois en désinformant davantage, parfois en relayant du sensationnalisme, souvent en ajoutant des décibels au bruit ambiant. Ce ne sont plus des opinions qui sont exprimées, tout devient une idéologie et trop souvent avec des propos tranchés, parfois accompagnés de manque de civisme, voire de violence.

À titre de leader, c’est à vous de faire preuve d’humilité intellectuelle en premier lieu. Un « je ne connais pas la réponse, mais je sais par contre que nous allons trouver la solution ensemble » peut rassurer et affirmer votre leadership, plutôt que l’affaiblir.

L’éthique atrophiée


Je vous invite à un bref exercice mental, en faisant un saut dans le temps. Pas il y a cent mille ans ou même mille ans. Revenons seulement 85 ans en arrière. On y verrait un Québec assez différent où, par exemple, les femmes n’ont pas le droit de vote. Une planète assez différente, où nos voisins du Sud obligent des personnes de race noire à aller s’asseoir au fond des autobus. Nous serions évidemment choqués d’assister à pareilles injustices. Et plus indignés encore, en voyant que la vie continue comme si rien n’y était. Et pourtant.

Maintenant, faisons l’effort d’imaginer le même scénario, cette fois en sens opposé. Que dirait une personne provenant de 85 ans dans le futur si elle revenait en 2020 ? Je crois, sincèrement, qu’elle serait tout aussi choquée.

Elle conclurait probablement que notre société souffre d’une grave distorsion de la réalité. Surtout en réalisant que nous transformons notre planète en un énorme stationnement asphalté. Quand elle constaterait notre inconscience en voyant certains d’entre nous prendre l’avion deux à trois fois par année pour nous photographier à côté d’un animal exotique ou d’un paysage bucolique, pour aller chercher des « J’aime » sur Instagram. Ou en découvrant qu’en quelques décennies, nous avons perdu 60 % des mammifères sauvages et en quelques années, 60 % des insectes.

Alors que notre espèce ne représente que 0,01 % de la vie terrestre, soit 200 fois moins que la quantité de champignons, elle agit comme si nous y régnions. Sans grande surprise, tout est centré sur nous : nous parlons de féminicide, d’homicide, de génocide, mais très rarement d’écocide ou de zoocide, bien que nous soyons les principaux acteurs de la quatrième extermination massive de la vie sur Terre.

Ce voyageur du futur serait sans doute aussi déçu de constater que nos architectures sociales sont intrinsèquement liées à des choix économiques qui, soyons honnêtes, incitent avidement à la recherche du profit, sans jamais s’en ressentir rassasié.

À quand remonte la dernière fois où vous avez entendu un responsable gouvernemental parler sérieusement de partage, d’éthique, de symbiose ou même de stratégie à long terme ? Oui, notre cher voyageur du futur serait déçu, car comme le dit si bien le dicton, la pensée à court terme est un problème à long terme. Dans son cas, il en saurait quelque chose !

Une réorientation de l’esprit


J’ai déjà entendu l’expression « Il est impossible de réveiller la personne qui prétend dormir ». Je crois que nous devons arrêter de prétendre dormir pour nous mettre à travailler davantage sur les choses qui comptent réellement. Un peu moins sur des futilités.

La jeunesse, la société, la démocratie, notre planète : rien n’est à tenir pour acquis, les élections américaines l’ont bien démontré. Il faut donc se battre, chaque jour, pour les protéger.

Dans un monde de ressources finies, cet engrenage économique sempiternel, ces idéologies polarisantes, ce consumérisme malsain n’ont plus leur raison d’être. Place à la bissociation de concepts, place à une société capable de conjuguer une pensée un peu plus sophistiquée où ce n’est plus blanc ou noir, national ou international, rural ou urbain, homme ou femme, jeunes ou vieux.

Il ne s’agit pas de décroissance, mais plutôt, de rééquilibrer ce qui devrait croître versus ce qui décroît. Notamment plus d’empathie, plus de lucidité et de compassion. Moins d’égocentrisme, de court-termisme et de peurs non fondées.

Mais la culture ne se transforme pas de manière instantanée. Elle ne peut être manufacturée, ni instagramisable, ni commandée avec Amazon Prime. Une culture est sans date de début ni de fin. Une culture est nourrie et véhiculée au quotidien, par chaque geste, chaque parole et chaque décision.

Peut-être qu’une une saine transition menant de la culture polarisante à la culture unifiante serait de changer notre narratif collectif à l’égard du succès. Si nous permettons à des développeurs de jeux comme Fortnite de remettre un chèque de 3 millions de dollars à un jeune de 16 ans pour avoir remporté son championnat annuel, et que ces types de PDG se retrouvent en couverture de magazines respectés, comment voulez-vous que nos schèmes collectifs associent le succès à d’autres types de valeurs ? À partir de quel moment cela devient-il obscène ?

C’est dans notre ADN d’être des explorateurs et d’aller toujours plus loin. D’être des créateurs et d’éblouir par l’art. Des membres de notre espèce ont réalisé des chefs-d’œuvre transcendants, ont érigé des pyramides magistrales et ont pu comprendre la physique quantique. Mais il est aussi dans notre ADN d’aspirer à marier tout ce génie, cette créativité sans limites et cette innovation féconde à des dimensions plus humaines. Comme la dignité, l’équité et la décence. Nous voici, plus que jamais, à l’heure d’un éveil éthique.

Écrit par
Federico Puebla