ⓘ Billet originellement paru au journal Les Affaires.
Il y a quelques jours à peine, j’ai été confronté devant l’irréparable, l’irréversible : le décès subit et inattendu de l’un de mes employés. Alors que j’étais encore hanté par des questions sans réponses et complètement bouleversé par ce tragique événement, j’ai dû partager cette terrible nouvelle à l’ensemble de l’équipe. Nul besoin de vous dire que ce moment a été le plus challengeant de ma carrière. Je sentais que chaque mot amplifiait la peine, déjà immense, autour de moi, telle l’onde de choc d’un tsunami. Pourtant, derrière la carapace que j’avais de la peine à porter, c’était moi qui m’effondrais, en dedans, moi qui m’exposais au plus grand tabou managérial : la peur d’être perçu comme « faible ». À vrai dire, je me suis réellement senti vulnérable. J’ai cru sur le coup manquer de force, de leadership.
Cet épisode sombre m’a poussé à m’interroger sur la place de la vulnérabilité dans ma vie professionnelle et son impact sur les gens qui m’entourent.
Le courage d’être soi
Il existe plusieurs mythes entourant la vulnérabilité en milieu du travail. Le plus répandu ? Celui selon lequel en montrer est un signe de faiblesse, surtout si vous êtes un leader. Mais qu’est-ce que la vulnérabilité dans un contexte professionnel, et comment s’avère-t-elle être une force ?
Selon Brené Brown, chercheuse américaine la plus connue dans le domaine — notamment grâce à son TED Talk The power of vulnerability qui, à l’écriture de ce billet, a su capter l’attention de plus de 36 millions de personnes —, la vulnérabilité est une combinaison d’incertitude, de risque et d’exposition émotionnelle, trois vocables qui sont très (trop) souvent associés à des émotions négatives telles que la peur, l’anxiété ou l’embarras.
Mais la vulnérabilité peut également être le berceau d’émotions positives. Bien canalisée, elle peut même rendre des équipes plus performantes et innovantes en créant une connexion émotionnelle forte au sein de leurs membres. Un leader qui est prêt à accepter sa vulnérabilité, souligne-t-elle, est un leader qui confrontera l’incertitude et l’adversité avec son cœur grand ouvert, déterminé au fond de lui à accepter tous les aléas du chemin.
Je crois que c’est d’ailleurs précisément à l’instant où le leader décide consciemment de se donner le droit d’être humain qu’il sent qu’il peut tout affronter. Une sorte de libération intérieure s’effectue alors : il investit moins d’énergie à se protéger, à prétendre être un super héros, l’archétype archaïque de son rôle, pour plutôt consacrer cette énergie à chercher des solutions, à rassembler, à bâtir autour de lui. De plus, s’il fait preuve de vulnérabilité, c’est qu’il choisit d’être authentique, et l’authenticité génère de la confiance et de l’empathie, ce qui donne la possibilité à d’autres membres de l’équipe d’afficher à leur tour leurs émotions.
L’histoire de Stéphane Leblanc, une connaissance professionnelle qui m’a donné son accord pour partager son expérience, reflète bien ce propos. Devenu vice-président dans une multinationale à l’âge de 42 ans, Stéphane travaillait 80 heures par semaine pour arriver à « tout joindre ». Lors d’une retraite avec ses 14 directeurs, alors qu’ils faisaient un check-in autour de la table, Stéphane a été incapable de prononcer un mot rendu à son tour : il n’a pu s’empêcher de pleurer, submergé par la pression de la performance constante, les critiques des clients insatisfaits, mais surtout par le fait que son garçon, qu’il aidait tous les jours à faire ses devoirs, venait d’échouer un examen important en mathématiques. Situation anodine, direz-vous, mais c’est la goutte qui a fait déborder le vase. Stéphane en avait assez : il a laissé couler ses larmes, tomber sa carapace, comme un appel à l’aide à l’endroit de ses employés. Après ce geste courageux, d’autres gestionnaires ont à leur tour partagé des histoires semblables et, peu à peu, le groupe a découvert qu’il vivait en fait une expérience commune. Après ce partage intime, après ces larmes et sourires partagés, le groupe a de manière organique appris à travailler de façon plus solidaire. Quatorze mois plus tard, il était devenu l’un des plus performants de la compagnie. Et depuis, Stéphane a fondé le Centre international de leadership conscient.
Un modèle de leadership révolu
Servant leadership, leadership conscient, Truly human leadership, entreprise libérée, ces termes sont, à mon avis, symptomatiques d’un modèle actuel de leadership qui est inadéquat et, surtout, déconnecté de l’humain. Certains pointeront du doigt le modèle capitaliste qui voit les gens comme des moyens pour faire plus de profits, d’autres la vieille école tayloriste. Or, vous conviendrez avec moi qu’en tant que leaders, nous avons, quoi qu’il en soit, une grande part de responsabilité.
À cet effet, Bob Chapman, à la tête du fournisseur mondial de technologies de fabrication Barry-Wehmiller et récemment nommé troisième PDG au monde par Inc. Magazine, a partagé une statistique qui m’a littéralement renversé : sept employés sur huit ont l’impression que leur employeur ne tient pas à eux. Pensez-y un instant : ce sont des mères, des pères, des grands-parents, des amis, qui retournent à la maison tous les soirs avec le sentiment qu’ils ne comptent pas aux yeux de leur organisation. Croyez-vous encore que comme leaders, nous n’avons aucune incidence sur la vie personnelle des gens ?
Ces observations ne s’appliquent d’ailleurs pas uniquement à la gestion des humains. Vous savez comme moi que vous pouvez rencontrer un bon médecin et avoir un bon service, mais que vous pouvez aussi rencontrer un médecin bienveillant et avoir l’impression que vous faites un peu partie de sa famille ; vous pouvez avoir un bon professeur et réussir le cours, mais vous pouvez aussi avoir un professeur compatissant et passionné dont les leçons marqueront votre vie.
Vivre la vulnérabilité au travail
Le rôle du leader est d’autant plus important qu’il est quasi omniprésent. Il devrait représenter un modèle à suivre. Mais si ce modèle ne se fonde pas sur votre côté humain, y compris votre vulnérabilité, comment peut-il être une source d’inspiration pour les personnes qui vous entourent ?
Voici quelques pistes pour mettre en pratique la vulnérabilité dans votre travail au quotidien :
- Apprenez à demander de l’aide. Que ce soit auprès d’un collègue, d’un employé ou d’un supérieur, faites preuve d’humilité et osez en demander. Vous n’avez pas à avoir toutes les réponses. Vous serez agréablement surpris par la réaction des gens.
- Acceptez l’aide offerte. Même si vous n’en demandez pas, accepter de l’aide est une marque de confiance envers les autres. Vous êtes probablement habitué à ce que ce soit vous qui leur veniez en aide. Inversez votre pensée et acceptez que vous ayez des limites, vous aussi.
- Confrontez et partagez vos propres doutes. Reconnaissez que vous doutez de vous, partagez-le avec vos collègues et employés. Ce simple geste est déjà le premier pas pour reprendre le contrôle.
- Admettez et partagez vos échecs. Un échec veut dire que vous avez tenté quelque chose. Il représente une opportunité énorme d’apprentissage. Cultivez la dédramatisation des échecs et l’approche expérimentale.
En conclusion
Nous vivons dans une période de progrès technologique exponentiel. Un jeune en Afrique peut avoir accès à toute la connaissance du monde au bout de ses doigts alors qu’il y a à peine 40 ans, il devait se rendre dans les grandes universités des pays développés pour avoir accès à la salle de la faculté possédant un ordinateur un million de fois moins puissant que nos actuels téléphones intelligents. Tout ce progrès est fascinant et séduisant, mais il camoufle un fait dont nous parlons peu : notre organisme, notre biologie ou, pour faire le parallèle, notre hardware, a très peu évolué depuis les derniers millénaires. Nous ne sommes pas composés de zinc, de magnésium ou de nickel que nous pouvons manipuler ; notre CPU n’est pas extensible à l’infini et encore moins notre carte mémoire. Ronald Wright, historien canadien et auteur de Brève histoire du progrès, illustre ce concept brillamment :
Notre organisme roule sur un logiciel du 21e siècle (les connaissances du monde autour de nous) alors que ses rouages n’ont pas été mis à jour depuis 50 000 ans.
Nous sommes plutôt un amalgame de joies, de douleurs, de doutes, mais aussi de résilience et de génie. C’est cela, notre matière première, dans toute sa simplicité et sa complexité, dans tous ses paradoxes et sa beauté. J’ai compris qu’un leader, un agent de changement dans l’organisation, choisit de rester vrai, authentique et humain, même lors de conversations difficiles, même lorsqu’il doit affronter ses propres démons. Il sait dans son cœur que quelque chose de fondamental l’habite. Il comprend que le pouvoir devient infini quand il est partagé, et non le contraire. Il reste curieux et pose les questions difficiles. Il choisit la vulnérabilité au bon moment, avec gratitude, humilité et courage.
Ce texte est dédié à un grand agent de changement qui nous a quittés trop tôt : R.V.H.