ⓘ Billet originellement paru au journal Les Affaires.
Vous connaissez sans doute l’adage voulant qu’on ne gère bien que ce que l’on mesure. En gestion de projet, cette expression est souvent répétée comme un mantra. Or, quand on parle d’intrapreneuriat, je préconise plutôt le principe suivant: peut devenir menace ce qui n’est pas géré.
Rappel à la haute direction: l’intrapreneuriat est une pratique professionnelle que vous, membre de la haute direction, devez gérer, que ça vous plaise ou non. Parce qu’éviter de profiter pleinement de l’énergie et de la vision des intrapreneurs, c’est à terme vous exposer à deux choses.
Tout d’abord, vous envoyez un message d’exclusion. Nous y reviendrons plus loin. Par ailleurs, vous faites une erreur stratégique: les défis actuels des organisations sérieuses et ambitieuses sont de nature complexe, d’où la valeur de créer un environnement qui favorise la créativité de femmes et d’hommes qui possèdent, parfois sans le savoir, l’esprit de ces entrepreneurs internes, prêts à tout pour participer à la consolidation et à la croissance de vos acquis.
Non, ces intrapreneurs ne sont pas la seule solution, mais ils constituent des alliés dont il serait absurde de se passer. À ce chapitre, les grandes entreprises innovantes l’ont d’ailleurs bien compris.
Canalisez le capital créatif
Lorsque le capital créatif et la passion de vos intrapreneurs ne sont pas canalisés par l’équipe censée leur montrer la direction à prendre, ces agents de changement essaient alors, à la manière de ninja-hackers, de trouver la petite brèche, quelque part dans votre système organisationnel, qui leur permettra de franchir les barrières pour accomplir leurs initiatives. S’enclenchent alors des sources potentielles de mauvaises perceptions, l’émergence de non-dits et de frictions, pourtant souvent évitables en amont. Comment ? Grâce à vous, dans la mesure (la bonne !) où vous prenez rapidement, dès le début, les affaires en main.
Ça remonte à l’aube de l’humanité. Dans la tribu préhistorique, nos ancêtres dormaient avec un peu plus de quiétude en sachant que les leaders les protégeraient de potentiels dangers. Encore aujourd’hui, nous sommes partie prenante de différentes tribus : organisations, familles, clubs, groupes Facebook, comités, conseils d’administration… Dans cette foulée, nous sélectionnons des leaders dont la mission consiste à contrer toute menace externe.
Plusieurs réflexes paléolithiques sont encore bien ancrés dans notre ADN. Dans un contexte d’entreprise, ces mêmes réflexes et attentes nous habitent. Ainsi, si un sentiment de confiance et de protection de la part de nos leaders n’est pas ressenti, la réponse naturelle, consciente ou non, sera, sans grande surprise, l’instinct de survie, impliquant plusieurs sentiments connexes : méfiance, cynisme et égocentrisme, bref l’idée de se protéger. Résultat ? Des équipes ou des personnes qui travaillent en silo. Ça vous dit quelque chose ?
Simon Sinek, auteur de Start with Why, martèle qu’à titre d’animaux sociaux, nous réagissons à l’environnement dans lequel nous évoluons. Les leaders ont donc la responsabilité de créer un climat de confiance et de coopération, un espace où les employés sont prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes et à innover, car ils ne se sentent pas menacés : vont-ils se faire ridiculiser ou perdre leur emploi en poussant telle idée ?
Comment créer cet environnement propice à l’innovation
La culture du travail inculque trop souvent une mentalité produit. Nous avons tendance à réfléchir et à évaluer les nouvelles opportunités en termes de rentabilité, de coût-bénéfice, de perception externe, de prix de l’action, etc. Or, pour être sûrs d’optimiser nos indicateurs clés de performance, les fameux KPI, nous continuons à nous rajouter des procédures, des méthodologies, des normes, bref à appliquer un mécanisme et un schéma mental axés sur le produit. Cette approche se répercute ensuite dans la majorité de nos décisions, constituant avec le temps une façon de faire hermétique qui laisse peu de place à la créativité et à l’innovation.
Peu étonnant alors qu’au moment de sensibiliser la haute direction à propos d’éléments intangibles comme la culture d’expérimentation, la prise de risque ou l’intrapreneuriat des employés, les réponses soient encore une fois de nature produit ou procédurale. Des exemples ? Créer une boîte à idées, afficher des posters sur la culture d’innovation, faire circuler cette présentation, offrir plus de formations ou organiser un hackathon.
C’est pourtant là que nous faisons fausse route ! La confiance, tout comme la coopération, ne peuvent être manufacturées. Ces sentiments sont cultivés, et les premiers à poser des gestes concrets en ce sens devraient être les leaders. Expérimenter de nouvelles pratiques, prendre des risques, partager un échec, tendre la main vers une tribu adverse : voilà de grands actes de courage, qui vous permettront de semer les germes de la confiance et de renforcer la culture de votre organisation, non pas un nouveau produit ou une nouvelle procédure ! Ça commence donc avec vous, cher leader. En cultivant le goût du risque (calculé) et de l’exploration.
Une affaire d’inclusion
Deuxième élément incontournable : l’association diversité-inclusion. En fait, il n’en a jamais été autant question ces derniers temps. Rappelons que la diversité est simplement un chiffre (pourcentage, ratio, etc.) qui indique la distribution de minorités dans un groupe, alors que l’inclusion est le geste concret d’engager de manière représentative les gens dans les grandes décisions.
Par conséquent, vous pouvez faire partie d’une organisation très diversifiée sur plusieurs plans (sexe, âge, ethnie, orientation sexuelle, identité religieuse), tout en affichant un triste bilan au chapitre de l’inclusion, si par exemple la haute direction n’est représentée que par des hommes blancs du même âge.
Pour tracer un parallèle dans le monde de l’intrapreneuriat, votre organisation a beau disposer d’une plateforme interne de champions, se vanter de vouloir organiser des pitchs devant des dragons ou mettre en place des accélérateurs internes, si vous ne prenez jamais le risque de réellement passer à l’action en misant sur certaines idées des employés, elle ne sera jamais qualifiée d’inclusive.
Les études le démontrent année après année : les organisations diversifiées et inclusives ont tendance à être plus créatives, performantes et innovantes. Qu’avez-vous à perdre, réellement ?
Capital latent et inexploité
Le professeur Harry L. Davis de l’Université de Chicago est l’auteur d’une citation qui résume bien la situation:
We have to make it so that people don’t leave too much of themselves in the trunk of their car.
(Nous devons faire en sorte que les gens ne laissent pas une trop grande partie d’eux-mêmes dans le coffre arrière de leur voiture.)
Il fait référence ici au fait que les employés vivent souvent des vies parallèles entre les jours de semaine et le week-end. Le samedi, ils sont marathoniens, peintres, grands chefs ou jardiniers. Pourtant, le lundi matin, ils reviennent au bureau en laissant leur passion derrière eux, pour assumer des responsabilités qui, souvent, ne sont pas à la hauteur de leurs capacités, et encore moins de leur potentiel.
Vos intrapreneurs sont des bougies d’allumage remplies de créativité et de courage entrepreneurial, qui n’attendent qu’à être allumées. Tentez le coup, en convertissant cette supposée menace intrapreneuriale en atout stratégique. Vous deviendrez un leader inclusif et, sans doute, plus performant.